Manifeste d’un écrivain
L’homme est à son bureau. Le bordel l’encercle : il s’en fout. Il a un rendez-vous. Un rendez-vous amoureux, qui plus est : lui et son clavier d’ordinateur. Personne d’autre. Il s’acharne dessus. Il ne semble même plus réfléchir. Il jette parfois un regard sur le chapeau vert qu’il a posé à sa droite. Souvent, il efface le dernier paragraphe, regarde à nouveau son couvre-chef, et reprend. C’est une manière pour lui de se reconcentrer sur ce qu’il faisait, et de ne pas oublier son objectif. Pendant toute une heure sûrement, il martèle le clavier, regarde le chapeau, écrase la touche effacer, et se remet à frapper les touches. Pour ainsi dire, il écrit. Il se fatigue. Cela devient compliqué. Il n’arrive plus à le faire. Il n’a plus d’inspiration. Il ne sait plus quoi dire, et il ne sait plus comment. Ses yeux restent de plus en plus longtemps fixés sur le chapeau, jusqu’à ce qu’il ne parvienne plus à regarder ailleurs. Tout s’arrête. Même le bordel prend fin.
« J’ai besoin de tout raconter. J’ai besoin de tout exprimer. J’ai essayé la littérature, le théâtre, le cinéma, et ça ne suffit jamais. Je ne sais pas parler, je n’ose pas. Je m’étouffe toujours dans mes idées, mes impressions et mes sentiments. Alors j’ai envie d’écrire. Je démarre un roman. Mais ça ne marche pas. Il manque la parole. Ce que j’écris doit être parlé. Cela n’a pas de sens autrement. J’ai essayé le cinéma, mais c’est bien trop fatiguant. Il faut trop de temps pour un peu de profondeur. Et le théâtre alors ? C’est génial mais. La scène n’est pas assez grande. La gravité est trop forte. Ce que je veux exprimer n’est pas du monde réel. C’est de la folie et de l’amour. Ça peut se danser, mais je ne suis pas danseur. Et aucune chorégraphie ne correspond. Je ne sais pas crier. Si je savais crier je pourrais le crier. Je ne souhaite pas chanter. Je le fais mal, j’ai honte, c’est trop personnel. C’est toujours mieux que de parler, mais cela fait encore plus peur. L’humour peut-être. Une chanson humoristique serait une belle solution. Après tout, l’humour est la seule chose dont je ne doute pas de l’existence, ni de la valeur. Je ris, donc je suis. C’est ma seule vérité. Enfin non, je ris donc je suis heureux. Je me fiche bien de savoir si je dors ou si je meurs, tant que je ris. Ressentir c’est bien aussi. Et c’est pour ça que j’écris. J’ai voulu composer mais en fait je ne suis pas assez bon. C’est long. C’est compliqué. Je devrais étudier cela de plus près. Mais c’est trop tard. Macron ne voudra pas que j’aille voir, en curieux. Alors je dois écrire du théâtre et de la littérature en même temps. Mais de quoi parler ? Je ne suis pas Sarah Kane. Je n’ai pas de souffrance de l’âme. J’ai parfois mal au dos : je n’en ferai pas un livre. Je suis un mâle blanc privilégié : je n’en ferai pas un livre. Je ne fais pas la différence entre l’amour et l’amitié :
(Il regarde son chapeau)
Il y a bien des façons de le dire, mais celle-ci semble originale.
Je pourrais en faire un livre. »
Il se remet à taper. Il efface.
« Non. J’ai déjà essayé. C’est trop dur de prendre une histoire et de l’écrire. Il est bien plus agréable de prendre des émotions et des idées, et de les jeter sur la page vierge. Sans penser ni à la longueur, ni au style, ni à rien. Un petit peu comme quand on pense sous la douche. (Un temps) Allons donc ! C’est impossible de jeter des sentiments sur du papier. Éventuellement, si je jetais de l’encre en essayant de faire des formes. Mais depuis quand suis-je capable d’être ce genre d’artiste ? Je ne suis pas un artiste. Je suis un merdeux. Tant pis, je jetterai des mots. Les mots que je veux, sans retenu, sans censure. Peut-être ferais-je des phrases. (sûr de lui) Je ne suis pas Sarah Kane. Alors oui, je ferai des phrases. »
Il se remet à taper. Il efface.
« Je respecterai quand-même une règle simple : si c’est chiant à écrire, je ne l’écrirai pas. Je n’écrirai que ce qui me plaît. »
Il se remet à écrire.
« Il faudra que je fasse attention à ne pas faire trop d’anaphores. »
Il se remet à écrire.
« Mais aucune retenue sur les points-virgules : je les adore ; c’est si pratique. »
Il se remet à écrire.
Joachim Laurent
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